L’Accord franco-algérien du 27 décembre 1968 continue, plus d’un demi-siècle après sa signature, de façonner la vie administrative et juridique de centaines de milliers d’Algériens installés en France. Ce texte, signé dans le contexte particulier de l’après-indépendance, n’a cessé d’évoluer, au gré des mutations sociales et politiques des deux pays. Aujourd’hui, il se retrouve à nouveau au cœur du débat public, après que l’Assemblée nationale française a adopté de justesse, le 29 octobre, une proposition du Rassemblement national visant à « dénoncer » cet accord historique. Une proposition qui a ravivé les tensions politiques et émotionnelles entre Paris et Alger.
Dans cette lettre ouverte adressée aux présidents Abdelmadjid Tebboune et Emmanuel Macron, les avocats au barreau de Paris, Maîtres Fayçal Megherbi et Bernard Schmid, livrent une analyse approfondie de ce texte fondateur et appellent à une réforme lucide et équilibrée. Leur contribution, transmise à la rédaction de DNAlgérie, plaide pour « une modernisation nécessaire de l’accord franco-algérien du 27 décembre 1968, mais certainement pas dans le sens voulu par l’extrême droite française ».
Les deux juristes rappellent que cet accord a été pensé dans un esprit d’ouverture et d’amitié, au lendemain d’une guerre douloureuse. Il visait à garantir la libre circulation, le droit au travail et le respect des droits sociaux des ressortissants algériens en France. Ils soulignent : « Lors de l’accession de l’Algérie à l’indépendance, les Accords d’Évian reconnaissaient déjà aux Algériens la liberté de circulation entre leur pays d’origine et la France, ainsi que le principe de l’égalité des droits sociaux et économiques avec les citoyens français. » L’Accord franco-algérien du 27 décembre 1968 s’inscrivait dans cette continuité, en établissant le certificat de résidence et en supprimant l’obligation de visa, signe d’une volonté politique de maintenir un lien humain et économique fort entre les deux rives.
Au fil des décennies, cet accord a été modifié à trois reprises : en 1985, en 1994, puis en 2001. Chaque avenant visait à adapter le texte à la réalité migratoire. Comme le précisent Maîtres Megherbi et Schmid, « ces ajustements ont tenu compte de l’évolution des flux migratoires entre la France et l’Algérie, tout en cherchant à rapprocher la situation des ressortissants algériens de celle des autres étrangers, sans pour autant supprimer la spécificité du régime qui leur est accordé ». Mais depuis plus de vingt ans, le cadre juridique est resté figé, alors que la société, elle, a profondément changé.
Aujourd’hui, la législation française en matière d’immigration — notamment à travers les lois de 2016, 2018 et 2024 — s’est transformée, tandis que l’accord franco-algérien, lui, demeure figé dans le temps. Ce décalage crée une situation paradoxale : les ressortissants algériens ne peuvent pas bénéficier de certaines avancées du droit commun, comme les cartes de séjour pluriannuelles (« passeport talent », « travailleur saisonnier », « salarié détaché ICT »), introduites par la réforme du 7 mars 2016. Les avocats expliquent : « Ce gel juridique prive de nombreux Algériens installés en France de dispositifs modernes de régularisation et de valorisation de leurs compétences, alors même qu’ils contribuent activement à l’économie française. »
L’Accord franco-algérien du 27 décembre 1968, selon les auteurs, conserve une portée juridique supérieure à la loi française en vertu de l’article 55 de la Constitution. Cependant, cette primauté crée parfois une complexité administrative. Certaines dispositions du CESEDA (Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile) s’appliquent partiellement aux ressortissants algériens, notamment pour les procédures de délivrance ou de retrait des titres de séjour, mais pas toutes. D’où l’appel des deux avocats à une refonte concertée entre les deux gouvernements. Ils affirment : « Le monde a changé, les migrations aussi. L’accord doit s’adapter sans être renié, il doit évoluer sans être démantelé. »
Les auteurs attirent l’attention sur les conséquences concrètes de cette immobilité juridique. Par exemple, les ressortissants algériens ne peuvent bénéficier des nouvelles cartes de séjour pluriannuelles, pourtant créées pour stabiliser la situation des travailleurs étrangers et encourager leur intégration. « Ces cartes sont un gage de stabilité et un outil de reconnaissance pour les travailleurs qualifiés, mais les Algériens en sont exclus, non pas par choix, mais par inertie administrative », rappellent-ils. Une inégalité qui, selon eux, doit être corrigée.
La circulaire du 23 janvier 2025 sur l’admission exceptionnelle au séjour ne s’applique pas non plus aux Algériens. Elle permet pourtant à d’autres étrangers en situation irrégulière d’obtenir un titre de séjour lorsqu’ils exercent un métier en tension. « Les ressortissants algériens devraient pouvoir bénéficier des mêmes possibilités de régularisation, dans un cadre transparent et équitable », écrivent les avocats, insistant sur la nécessité d’une mise à jour de l’accord pour éviter toute forme de discrimination indirecte.
Les juristes évoquent également la question humanitaire. L’article L. 313-4 du CESEDA, qui autorise une régularisation exceptionnelle « pour des motifs humanitaires », n’est pas applicable aux Algériens. Cette absence de symétrie juridique crée, selon eux, une inégalité de traitement difficilement justifiable. « Il est indispensable d’intégrer cette disposition dans un futur avenant à l’accord franco-algérien du 27 décembre 1968, afin d’assurer un traitement digne et équitable à toutes les personnes concernées. »
Ils rappellent aussi que la fameuse « règle des dix ans » reste en vigueur pour les Algériens. Cette disposition accorde un certificat de résidence d’un an aux ressortissants ayant vécu en France plus de dix ans (ou quinze ans s’ils ont été étudiants). Si cette mesure permet encore certaines régularisations, elle date d’une époque où les flux migratoires étaient différents. Dans le droit commun, les voies de régularisation ont évolué, offrant davantage de souplesse et d’équité. « L’accord doit s’aligner sur la réalité actuelle du séjour et de l’intégration », précisent les avocats.
Les deux experts abordent également le cas des mineurs et des étudiants. L’article 10 de l’accord, qui concerne les mineurs algériens, ne tient pas compte de la diversité des situations d’aujourd’hui. Les mineurs étrangers, selon le CESEDA, ne peuvent se voir reprocher un séjour irrégulier. Pourtant, dans le cadre spécifique des Algériens, certaines zones d’ombre persistent. Quant aux étudiants, ils sont contraints de demander une autorisation provisoire de travail (ATP) pour exercer une activité salariée. « Cette exigence administrative, à la charge de l’employeur, décourage l’embauche des étudiants algériens et crée une barrière injustifiée », regrettent-ils. Une harmonisation avec le droit commun serait, selon eux, « une mesure de justice et de bon sens ».
Pour les auteurs, l’accord franco-algérien du 27 décembre 1968 n’a jamais été un privilège, contrairement à ce que certains discours politiques laissent entendre. Ils écrivent : « Les ressortissants algériens ne sont pas des privilégiés du droit au séjour, mais des acteurs d’une histoire commune. » C’est pourquoi ils rejettent fermement la volonté du Rassemblement national de « dénoncer » l’accord, y voyant « une approche idéologique, populiste et dangereuse pour la cohésion entre les peuples français et algérien ».
Maîtres Megherbi et Schmid appellent les deux présidents, Abdelmadjid Tebboune et Emmanuel Macron, à faire preuve de responsabilité historique. Ils affirment : « Une révision intelligente de l’accord franco-algérien du 27 décembre 1968 permettrait d’adapter ses dispositions aux réalités contemporaines, sans renier l’esprit de coopération et de respect mutuel qui l’a vu naître. »
Ils formulent plusieurs recommandations concrètes. D’abord, « maintenir la possibilité de régulariser les conjoints de Français sans exiger un visa long séjour », afin de préserver le principe de la vie familiale. Ensuite, « supprimer l’obligation du visa long séjour pour les activités commerciales, industrielles et artisanales », qui freine l’investissement et la mobilité professionnelle. Enfin, ils appellent à « aligner la situation des étudiants et diplômés algériens sur les dispositions du CESEDA », pour encourager l’échange de compétences et la formation entre les deux pays.
Dans leur texte transmis à DNAlgérie, les deux avocats concluent : « Le monde change. Les flux migratoires d’aujourd’hui ne sont plus ceux d’hier. L’actualisation des accords bilatéraux doit être un geste de confiance et non de méfiance. Mais elle ne doit jamais emprunter le chemin de la fermeture et du rejet prôné par l’extrême droite. »
Ainsi, loin d’un plaidoyer politique, cette lettre ouverte se veut un appel à la raison et à la justice. L’Accord franco-algérien du 27 décembre 1968 demeure une pierre angulaire des relations entre la France et l’Algérie. Le moderniser, c’est reconnaître les évolutions de part et d’autre de la Méditerranée, sans renier le passé ni céder aux discours de division.
L’histoire retiendra peut-être cette période comme celle d’une transition entre deux générations : celle des signataires de 1968, qui croyaient à l’amitié entre les peuples, et celle d’aujourd’hui, appelée à réinventer un lien fondé sur la dignité, l’égalité et la réciprocité. Mais une chose reste certaine : « les droits ne se renégocient pas sous la pression idéologique ; ils se réécrivent dans la fidélité à la justice et à la mémoire. »