Dans les allées feutrées des consulats, dans les files d’attente des préfectures, dans les appartements partagés par plusieurs générations, une même question résonne : « Et si cette fois, c’était différent ? » Depuis que la France a expulsé douze agents consulaires algériens en réponse à une mesure équivalente d’Alger, les repères s’effondrent pour des milliers de Franco-Algériens et d’Algériens résidant en France. Ces tensions entre la France et l’Algérie, qui prennent des allures de bras de fer politique, résonnent dans l’intimité des parcours migratoires, bouleversent des projets de vie et installent un climat d’angoisse que les statistiques ne suffisent pas à apaiser. Le média français Franceinfo a recueilli des témoignages de ressortissants algériens, au sujet de la brouille France – Algérie.
Dans la ville universitaire de Cergy-Pontoise, Abderrahmane attendait depuis deux mois une nouvelle qui n’est jamais arrivée. Ou plutôt, elle est arrivée sous forme d’un refus : le visa de sa mère n’a pas été accepté. « On lui a dit que les justificatifs n’étaient pas valides », confie cet étudiant de 27 ans. Et pourtant, les documents étaient quasiment identiques à ceux qui avaient permis à sa mère d’obtenir deux visas auparavant. Il soupire : « Elle était triste, mais pas surprise. Quand deux pays se livrent une guéguerre, on s’attend à ça… » Derrière cette phrase se cache une résignation que partagent de nombreux Algériens de France, coincés entre deux rives que la diplomatie rend soudain plus lointaines.
Depuis plusieurs jours, les déclarations politiques s’enchaînent en France et en Algérie. Emmanuel Macron renvoie douze agents algériens. Alger, en représailles, refuse de recevoir ses ressortissants expulsés de France. Bruno Retailleau, sur les ondes, martèle qu’il faut « monter en puissance ». Il évoque les visas, les accords bilatéraux, comme des leviers de pression. Ces annonces, parfois techniques, ont des répercussions concrètes pour ceux qui vivent à cheval sur les deux pays. Le consulat d’Algérie à Bobigny, habituellement animé par les démarches administratives du quotidien, devient aussi un observatoire des humeurs de la rue. Rabah, Franco-Algérien de 49 ans, hausse les épaules : « C’est du cinéma cette crise, un concours de muscles. » À ses côtés, Kamel, installé en France depuis près de 40 ans, sourit à demi : « L’Algérie et la France, c’est comme un vieux couple, ils se disputent mais ils restent ensemble. » La formule revient dans plusieurs bouches, entre ironie lucide et sagesse fataliste.
Mais au-delà des métaphores sentimentales, une inquiétude très concrète monte. Yacine Bouzidi, responsable de l’association Ecaf (Étudiants et Cadres Algériens en France), le constate : certains étudiants rapportent des ralentissements dans les traitements de dossiers de titres de séjour. Les chiffres officiels montrent que les titres accordés pour la première fois aux Algériens ont chuté de 9,1 % en 2024, tandis que les renouvellements ont bondi de 24,3 %. Une évolution qui pourrait cacher des arbitrages politiques. Mais ce qui inquiète surtout, c’est l’atmosphère, le climat tendu, presque suspendu. « Le conflit diplomatique actuel génère du stress et de l’anxiété chez les adhérents », note Bouzidi. Certains hésitent même à rentrer en Algérie par peur d’être bloqués à leur retour.
Pour Abderrahmane, ce sont aussi les transferts bancaires qui coincent. L’argent envoyé par la famille met des mois à arriver, et ses parents, eux, ne peuvent plus venir le voir. « C’était déjà compliqué avant, mais là, ça devient invivable », confie-t-il. Même si le nombre de visas délivrés aux Algériens a augmenté de 19,3 % en 2024, ces données ne capturent pas les effets invisibles de la crise actuelle. Les blocages ne sont pas que dans les chiffres, ils sont dans les cœurs, dans les décisions reportées, dans les silences lourds au téléphone entre les deux rives.
Sabrina, retraitée installée depuis 18 ans en France, est en pleine incertitude. Sa carte de séjour de dix ans arrive à expiration dans quatre mois. Elle rêvait d’acheter un appartement. Mais tout est en pause. « On ne sait jamais, est-ce que ma carte sera bien renouvelée ? », souffle-t-elle. Yam, chauffeur de bus de 27 ans, pense à l’avenir avec nervosité : « C’est déjà devenu plus difficile d’avoir une carte longue durée, alors dans quatre ans, je ne sais pas où on en sera. » Billy, 33 ans, est dans l’attente d’une régularisation. Il travaille, paie ses impôts, parle parfaitement français. « Je ne fais de mal à personne », dit-il. Et pourtant, une angoisse sourde le ronge : la crise pourrait tout faire basculer.
Pour d’autres, la tension diplomatique déclenche un réflexe de protection. Sarah, journaliste en apprentissage, née en France d’un père franco-algérien, veut accélérer sa demande de nationalité algérienne. « Je me dis qu’il faut faire vite, tant que c’est encore possible », explique-t-elle. À l’inverse, Chakib, informaticien de 29 ans arrivé en France il y a sept ans, cherche à être naturalisé français. Le processus, déjà long, semble s’enliser. « Est-ce qu’on aura toujours le droit à la binationalité ? Est-ce que la France va remettre en cause la naturalisation ? », se demande-t-il. Derrière la question administrative, c’est toute une identité qui vacille.
Dans les cercles professionnels, les échos de la crise se font aussi entendre. Yacine Bouzidi remarque que certains cadres, habitués à travailler entre les deux pays, sont touchés. Le Conseil du renouveau économique algérien a même annulé une rencontre avec le Medef prévue en France. Khadija, réalisatrice, note un malaise nouveau : « Des gens de mon entourage hésitent désormais à collaborer avec des institutions françaises, de peur d’être mal vus en Algérie. »
Rebiha, quadragénaire franco-algérienne, résume ce tiraillement en une phrase : « On est moitié là, moitié là-bas, on a deux pays. » Karima, conseillère France Travail, craint qu’un jour on leur demande de choisir. La peur du rejet, la crainte d’un avenir excluant, revient dans plusieurs témoignages. Billy se dit heurté par les discours sur certaines chaînes : « Quand ce n’est pas les Algériens, c’est les musulmans. » Khadija, elle, parle d’un sentiment de honte : « Je me dis que je suis dans un pays qui ne veut plus de moi. » Si elle n’était pas en couple avec un Français, dit-elle, elle serait déjà repartie.
Chakib pense lui aussi au retour. « La population qualifiée sera la première à partir », dit-il. Formés en France, ces profils ont les moyens de reconstruire une vie ailleurs. Nadir, avocat binational, confirme que l’Algérie, ces derniers temps, tend la main à ses expatriés. « Tout est fait pour vous faciliter la vie », affirme-t-il, évoquant des simplifications administratives, des soutiens financiers. Mais pour beaucoup, ce retour ne se fait pas de gaieté de cœur, mais comme une réponse contrainte à un climat devenu irrespirable.
En arrière-plan de cette tourmente, un sentiment domine : celui du gâchis. « On n’aurait pas dû en arriver là », estime Billy. « La France et l’Algérie ont de bonnes relations. Mais Bruno Retailleau essaie de saboter tout ça. » Le ministre de l’Intérieur est au cœur de nombreuses critiques, perçu comme l’un des responsables de l’escalade. De l’autre côté de la Méditerranée, certains l’ont affublé d’un surnom : « Retailleau La Haine », raconte un journaliste de retour d’Alger. Une appellation qui en dit long sur l’image qu’il renvoie, et sur la fracture qui se creuse.
Dans cette crise qui dépasse les frontières, ce ne sont pas seulement des passeports, des visas ou des cartes de séjour qui sont en jeu. Ce sont des existences, des sentiments d’appartenance, des rêves partagés entre deux patries. Et au fond, une question que chacun murmure sans oser trop y croire : est-ce que demain, on aura encore le droit d’être des deux côtés à la fois ?
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